Comprendre
Vive les espèces à effet de rêve ! Entretien avec Arnaud Greth

Aujourd’hui, Renaud Fulconis, responsable de Saïga, s’entretient avec son ami Arnaud Greth, fondateur et président de Noé, l’organisation non gouvernementale de préservation de la biodiversité. Un moyen de donner à Arnaud l’occasion d’évoquer son parcours et les raisons de son engagement. L’occasion également de nous rappeler, dans des termes assez proches de ceux employés il y a quelques semaines par Emmanuelle Grundmann, à quel point il est fondamental de continuer à nous émerveiller de que la nature nous offre.
Arnaud Greth, il y a presque 20 ans, tu créais l’ONG Noé. L’organisation est aujourd’hui un acteur incontournable du paysage de la sauvegarde de la biodiversité. Comment en es-tu arrivé là ?
Je suis tombé dans la marmite de la biodiversité tout petit et toute ma vie a été guidée par mon amour des animaux et de la nature.
Je suis vétérinaire, puis j’ai fait l’école normale supérieure en écologie. J’ai ensuite été le directeur des programmes de WWF-France. J’y faisais de grands écarts entre de nombreux sujets environnementaux, du climat au développement durable, en passant par les océans, les forêts, les espèces menacées… Après sept années riches et fructueuses, j’ai voulu revenir à mon premier amour, la biodiversité, et c’est ainsi que j’ai créé Noé, en 2000.
La sauvegarde de la biodiversité est aujourd’hui le sens de ma vie. Je suis un avocat de la nature, un défenseur des espèces menacées opprimées et des grands espaces sauvages qui disparaissent !
Parle-nous des principales actions de Noé à ce jour, en France et à l’international.
Noé est une ONG dédiée à la sauvegarde de la biodiversité en France et à l’international. Les organisations de ce type sont peu nombreuses en France. Il y a des associations environnementales généralistes, des ONGs ciblées sur des groupes d’espèces (oiseaux, amphibiens, mammifères, etc.), d’autres sur les forêts sur les océans, mais les ONG dédiées à la biodiversité sont rares en France.
Au sein de Noé, nos actions sont construites autour de 5 piliers :
- Sauver les espèces menacées
- Protéger les espaces naturels
- Restaurer la biodiversité ordinaire
- Reconnecter l'homme et la nature
- Réinventer une société biodiversité positive.
Nous avons un programme international et un qui concerne la France métropolitaine. En France, nous travaillons depuis longtemps sur la conservation des pollinisateurs sauvages, dont les populations sont en chute libre. L’occasion de rappeler à quel point leur présence est essentielle à notre alimentation et en particulier nos fruits et nos légumes. Les thématiques sont larges, du maintien des prairies fleuries, des mélanges de graines adaptés, aux habitats favorables à la biodiversité, et à la prise en compte de ces espèces (et pas seulement de l’abeille domestique puisqu’il y a mille espèces d’abeilles sauvages). Nous travaillons beaucoup sur les questions de biodiversité agricole, l’agriculture, rappelons-le, couvrant 50 % du territoire français. Nous ne sauverons en effet pas la biodiversité sans faire évoluer l’agriculture ! Nous travaillons avec les céréaliers pour faire changer leurs pratiques vers l’agroécologie, et intégrer la biodiversité dans leurs pratiques. On a aussi un programme ambitieux sur la biodiversité urbaine. Pour la qualité de vie et le bien-être des urbains, il faut absolument ramener de la nature en ville. Notre programme sur les jardins de Noé marche bien. Et puis, les Observatoires de la biodiversité, programmes de sciences participatives, pour les amateurs et observateurs de nature. Par exemple, l’Observatoire des Papillons des Jardins est un des plus grands observatoires participatifs en France avec des milliers de personnes qui participent pour compter les papillons de leur jardin, ce qui nous permet de faire passer des messages de respect de la biodiversité et de changement des pratiques dans le jardin, tout en collectant des données scientifiques.
Au niveau international, nous avons une présence forte au Niger, au Tchad, au Cameroun, au Ghana, au Congo et en Méditerranée avec le Monténégro et l’Albanie, et sommes présents en Nouvelle-Calédonie avec un bureau Pacifique sud. Nous travaillons sur des espèces emblématiques telles que les palmiers et les conifères en Nouvelle-Calédonie, les pélicans en Méditerranée ou encore l’addax du Niger. Nous protégeons d’ailleurs la dernière population sauvage de cette espèce, puisqu’il ne reste qu’une centaine d’individus à l’état sauvage.
Notre métier le plus récent, c’est la gestion d’espaces protégés avec un mandat de l’État concerné et pour une longue durée (20 ans). Cela concerne aujourd’hui la Réserve Naturelle de Termit Tin Toumma au Niger, la Réserve de Faune de Binder Léré au Tchad, et le parc national de Conkouati au Congo. Noé est le gestionnaire de l’aire protégée dans tous ses aspects : lutte anti-braconnage, conservation de la biodiversité, développement communautaire, infrastructures et équipement, ressources humaines, etc.
Enfin, nous aidons des communautés, de femmes le plus souvent, à obtenir des revenus de la nature à travers des filières qui ont un impact faible ou positif sur l’environnement, tels les produits forestiers non ligneux (miel, autre), le cacao, le beurre de karité. Un aspect important des programmes de Noé, car si nous voulons contribuer à la sauvegarde de la nature, il nous faut prendre en compte les besoins des communautés locales en périphérie des espaces protégés qui sont pauvres. La spirale de la pauvreté dans laquelle de nombreuses communautés sont prisonnières les oblige à l’exploitation ou à la surexploitation de la nature pour survivre.
Ancien camp de braconniers Termit © Arnaud Greth
Quels sont pour toi, les enjeux d’aujourd’hui en termes de conservation de la biodiversité ?
Je vois deux enjeux majeurs. Pour commencer, il y a aujourd’hui un effondrement des processus écologiques qui nous fournissent les biens et services écologiques indispensables à notre survie – la nature, qui est la grande usine du vivant fonctionne de moins en moins bien. Si cela continue, nous n’aurons plus d’eau à boire, plus d’air pur à respirer, plus de fruits et légumes car il n’y aura plus de pollinisateurs. Il faut absolument restaurer la biodiversité ordinaire qui est à la base du fonctionnement de la nature : refaire des mares, replanter des haies, arrêter d’artificialiser les forêts et les sols, mettre en place des techniques d’agroécologie, pour une agriculture qui respecte la fertilité des sols, les vers de terre ; redonner à cette fabuleuse usine de la nature les clefs et les moyens de fonctionner, ce qu’elle fait très bien quand on la respecte, et gratuitement. C’est à mon sens l’enjeu numéro un, tant au niveau français qu’à l’international.
Et puis deuxième chose, il est nécessaire d'accepter de laisser la place à la nature. Nous sommes aujourd’hui dans une dynamique de conquête de toute la planète. Il n’y a presque plus d’espaces sauvages, d’espaces non soumis à l’empreinte physique ou chimique de l’homme. Il faut absolument redonner de la place à la nature, laisser de grands espaces sauvages en libre évolution, et je parle de 10 à 20 % de la superficie de la planète laissés à la nature et où l’homme n’intervient pas ou très peu. Sur ces deux aspects, nous sommes très loin du compte.
Que faire alors pour enclencher la machine dans le sens d’un de ces enjeux, ou des deux ?
Restaurer la biodiversité ordinaire, c’est mettre en place tout un tas de petits gestes dans notre quotidien et des changements de pratiques au niveau transversal et dans tous les métiers. C’est appréhender la nature qui nous entoure comme une formidable opportunité en termes de qualité de vie et de mieux-être, pour réinventer un monde durable et vivant.
Aujourd’hui, la nature est souvent considérée comme ce qui reste quand on a tout aménagé. Nous devons intégrer les infrastructures naturelles comme des éléments structurants dans toutes les stratégies d’aménagement du territoire. On ne doit plus se dire par exemple qu’on laisse une forêt parce qu’il n’y a pas de voie ferrée ou d’autoroute qui la traverse, mais qu’on laisse cette forêt car il s’agit d’un constituant indispensable de l’aménagement du territoire au même titre que des zones artisanales, des zones de développement urbain, ou des infrastructures linéaires pour les transports… Il nous faut un autre regard sur la nature et un changement des pratiques au quotidien, tous les métiers sont concernés.
Et pour ce qui est des espaces sauvages, il faut du courage et une vision politique forte qui accepte de sacraliser des territoires dédiés à la nature. C’est compliqué car, bien entendu, les conflits sont nombreux entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, mais il nous faut de grands espaces protégés de nature. La notion d’intérêt général n’est pas contestée pour les hôpitaux, les écoles, les aéroports, les voies ferrées. Personne n’aurait l’idée de faire paître un troupeau de moutons ou de cultiver sur les pistes de l’aéroport de Roissy, car on considère qu’il s’agit d’un bien d’intérêt général et commun ! Nous devons être dans le même état d’esprit pour un parc national ou une aire protégée. Alors bien sûr, cette idée dérange, car comme toujours, des intérêts particuliers s’opposent à la création de ces espaces, mais il est pourtant indispensable de le faire dans notre intérêt commun et celui des générations futures. Ainsi, il faut qu’à un niveau politique et sociétal on considère les espaces de nature à libre évolution, comme des éléments structurants et indispensables à l’équilibre d’un territoire. Savoir s’il faut ou non des aires protégées n’est pas une question, c’est pour moi une évidence, et il faut assumer le fait qu’évidemment, cela ne peut pas faire plaisir à tout le monde ! Cette vision sociétale forte est cependant en train d’émerger. Au niveau des Nations Unies, il y a à présent un consensus pour protéger 30 % de la planète pour la nature.
Arnaud Greth © Alexandra Astic
Quels sont en parallèle, les signes encourageants qui peuvent permettre de garder espoir dans l’amélioration possible de la situation ?
C’est vrai, il y a aussi des nouvelles encourageantes ! On parle d’ailleurs toujours de sauver la planète, mais il s’agit là d’une vue de l’esprit puisque la planète n’a pas besoin d’être sauvée. L’humanité, par contre, oui ! Depuis les années 70-80 qui ont été de grandes années de productivisme forcené et de destruction de la nature, il y a des choses qui vont mieux. Par exemple, le retour des ongulés de montagne (chamois, bouquetin) et des vautours, le retour de grands carnivores, le meilleur état de conservation de nombreux espaces naturels, et de nombreuses espèces menacées. Le changement des comportements vers une société plus écologique et solidaire est aussi notable. Je le vois bien dans la Drôme où j’habite ! Une part importante de la population est en train de changer, en consommant des produits locaux, bio, durables et équitables et en réinventant l’entraide, la convivialité et le partage. On assiste au début du basculement vers une société à la sobriété heureuse. Alors oui, je trouve que le monde change, pas assez vite peut-être, mais il change, c’est certain. Ce sont là de grands signes d’espoir et il nous faut appuyer, soutenir, pousser ces différents mouvements sociétaux. On ne sauvera la nature que si on lui laisse de la place, et que si nous parvenons à consommer moins et mieux, beaucoup moins, et beaucoup mieux…
Il nous faut réinventer le mieux-être par rapport au plus avoir. Ce ne sont pas là des formules creuses, car le plus avoir a vraiment été une doctrine de la fin du XXe siècle, et le mieux-être est en train de devenir la doctrine du XXIe siècle. C’est donc là un immense message d’espoir.
Pour aller plus loin dans ce sens, raconte-nous deux ou trois de tes souvenirs les plus forts de ton parcours, et en lien avec la faune sauvage ou sa conservation.
L’un de mes souvenirs les plus forts remonte à 2006 alors que j’étais dans le parc national de Djebil au sud de la Tunisie (près de Douz). Après des jours de marche dans le désert, nous avons eu l’incroyable chance d’observer une gazelle leptocère (Gazella leptoceros) qui est une petite gazelle avec de longues cornes, et dont il ne reste que quelques centaines d’individus dans la nature. Merveilleux ! Cette espèce disparaît dans l’indifférence générale, et se trouve au bord de l’extinction. Quand on parle d’espèces menacées, on pense toujours aux tigres, aux éléphants et aux baleines, mais il y en a beaucoup qui disparaissent dans l’indifférence générale. Le cas de la faune désertique l'illustre bien. Voir cet animal a été pour moi un moment extraordinaire, car cette gazelle est le symbole de ces espèces menacées anonymes. J’ai d’ailleurs été l’un des artisans de la création de la Réserve Naturelle de Termit au Niger, arche de Noé de la biodiversité saharienne, où j’ai commencé à travailler en 2003. À l’époque, la richesse de cette région était complètement inconnue. On ne savait même pas qu’il y avait encore dans cette zone du monde des gazelles dama et des addax. Nous avons obtenu la création en 2012 de l’aire protégée, qui est, rappelons-le, la plus grande réserve terrestre d’Afrique, et en 2018, Noé a obtenu la délégation de cette réserve par le Niger qui nous a fait confiance pour la protéger. Et les espèces reviennent ! Une belle histoire !
Autre grand spectacle de la nature que j’ai eu la chance d’observer en novembre dernier en Tanzanie, c’est la migration des gnous et des zèbres (avec plus d’1,5 million d’individus) dans le Serengeti. Cela nous rappelle toute la puissance et la beauté de la nature, et nous amène à un sentiment d’humilité par rapport à elle.
Grande migration © Renaud Fulconis
Une troisième chose qui me nourrit et me comble, c’est d’observer mon jardin et la nature tout autour. Par exemple, avec les papillons ! Il y a environ 250 espèces de papillons de jour en France. Des insectes passionnants sur le plan biologique et qui sont faciles à observer. Avec un peu d’effort, on peut vite parvenir à identifier une cinquantaine d’espèces. Les papillons sont pour moi le symbole des espèces à « effet de rêve ». Ils sont beaux, nourrissent notre imaginaire, et sont partout. Dès que l’on adopte des pratiques respectueuses de la nature dans son jardin, qu’on arrête de mettre des pesticides ou de tondre son gazon comme un débile, que l’on met des plantes locales et nectarifères, les papillons reviennent. Ils symbolisent vraiment la résilience de la nature. Tout le monde peut faire ce constat, même sur un balcon. Il suffit de planter de la lavande ou de l’origan…
Et pour finir, quel message pourrais-tu faire passer à la jeune génération, toute aussi émerveillée par le monde animal sauvage que préoccupée par les menaces qui pèsent sur lui ?
Le message à faire passer aux jeunes qui veulent sauver la biodiversité, c’est de garder cette capacité à s’émerveiller autour de la nature. Pour ma part, et encore aujourd’hui à 58 ans, je suis, tous les jours, étonné, émerveillé, bluffé par la richesse et la complexité de la nature. Observer les papillons de mon jardin me procure dix fois plus de plaisir que de pianoter sur mon smartphone ! Et je crois que nous devons cultiver cette tendance à la sobriété heureuse. La solution est là et il s‘agit de la clef du respect de la planète et des générations futures.
© Renaud Fulconis
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